L’histoire des Juifs en France se caractérise par cet écart entre le prestige (Rachi de Troyes,…) et la ségrégation (édit d’expulsion en 1394, Vichy,…). Le judaïsme en France connaît également plusieurs visages au cours de son histoire: principalement achkénaze alsacien, il accueillera à partir de la fin du XIXème siècle des Juifs venant d’Europe centrale et orientale, et les sefardim du monde arabe viendront dans la seconde moitié du XXème siècle revivifier un judaïsme traqué sous l’occupation allemande et affaibli par les déportations.

L’affaire Dreyfus est généralement présentée comme le facteur déclenchant la prise de conscience par Theodor Herzl de la nécessité d’établir un foyer où les Juifs pourraient vivre en sécurité sans être persécutés uniquement parce qu’ils sont Juifs.

La spécificité de l’antisémitisme en France est qu’il ne se fonde d’abord pas sur une considération pseudo-scientifique raciale, comme en Allemagne, même si cette composante sera présente et ressurgira sous Vichy. Elle n’est pas d’ailleurs un mouvement de masse auquel adhère les élites, les partis officiels : il regroupe des mouvements radicaux limités d’extrême droite ou d’extrême gauche, fondamentalement anti-républicains.

Les historiens ne cessent de dire qu’il y a une spécificité française,et que cette spécificité a pu conduire des Juifs à incarner la république à l’image de nombreux soldats, fonctionnaires, universitaires (Durkheim,..) hommes politiques comme Léon blum (qui assurera l’intérim le gouvernement de transition à la Libération…), penseurs (Bergson, prix Nobel plaidant la cause de la France contre l’Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale,…) pour lesquels la loyauté à la nation française était la seule identité politique qu’ils avaient.

C’est pourtant et précisément dans le seul pays qui avait promu un Juif à l’État-major des armées que l’affaire Dreyfus a pu avoir lieu.

Et c’est avant même que l’Allemagne nazie ne présente ses exigences raciales que furent promulguées les lois de discrimination, d’exclusion et de criminalisation des juifs (3-4 octobre 1940) précédées par le rétablissement de la presse antisémite (27 août 1940: abrogation de la loi Marchandeau).

Liquider définitivement les questions juives. Institut des Questions Juives. 1941
Liquider définitivement les questions juives. Institut des Questions Juives. 1941

En France, la haine antijuive se fonde essentiellement sur une double contestation de la Révolution française : contestation d’origine religieuse (le recul du catholicisme) et contestation d’origine politique (le recul des forces conservatrices), qui se combinera avec l’idéologie raciale sous l’influence de la montée des totalitarismes (l’ennemi héréditaire n’est plus l’allemand mais le juif apatride)


L’antisémitisme en France

Les origines sont tout d’abord religieuses. Issu des guerres de religion contre les protestants jusqu’à leur expulsion sous Louis XIV lors de la révocation de l’édit de Nantes, le royaume de France se veut le garant de la vraie doctrine. Les autres religions sont marginales (les juifs représentent ainsi en 1789 moins de 0,2% de la population);

Le catholicisme est un des principaux moteurs de la haine antijuive, se proclame à son tour le garant d’un ordre social patriarcal, rural, et conservateur. L’affaire Mortara en est le symbole: une nourrice catholique baptise en secret un enfant juif qui est alors retiré de force à sa famille pour qu’il soit élévé comme catholique. Que reproche-t-on aux juifs ? De vouloir sortir de leur condition de condamnés et de persécutés :

  1. de ne pas s’être converti, donc de douter de la révélation divine, de nier la qualité de messie de Jésus Christ. Ce sont des reproches théologiques typique de toute religion prosélyte qui réduit le monde entre ceux qui croient (les bons) et ceux qui ne croient pas. Les égarés peuvent être ceux qui croient mal (les hérétiques) ou ceux qui persistent à ne pas croire (les infidèles);

  2. d’être un peuple déicide, référence à un passage des Actes des Apôtres de Paul (« D.ieu l’a fait Seigneur et Christ, et vous, vous l’avez crucifié ». 2, 36), et à ce titre d’être une nation maudite, coupable, et devant subir la condamnation jusqu’au jugement éternel (le mythe du Juif errant, vagabond et captif);

  3. donc de s’opposer à la Providence et au plan divin. En effet, l’émancipation des juifs au 19ème siècle est donc en contradiction avec l’idée de juifs maudits éternellement. L’explication théologique ne suffit alors plus ; l’imaginaire catholique, transmis par exemple par les catéchismes, produit une représentation des Juifs où ils deviennent un instrument funeste et malfaisant dirigé contre le catholicisme et les catholiques.

Ainsi, la contestation par les catholiques de la sécuralisation politique dans la France de la fin du 19ème va faire des juifs la cible privilégiée des accusations anti-républicaines. C’est à la suite d’une période de tension entre forces monarchistes et populistes (général Boulanger) et forces républicaines (Jules Ferry), va faire des juifs les cibles privilégiées des accusations antirépublicaines que sera votée la séparation de l’Église et de l’État.

De nombreux intellectuels catholiques seront anti-dreyfusards (Barrès,…), et les mêmes forces conservatrices soutiendront la montée du fascisme à partir des années ainsi que le régime de Vichy (« Travail, famille, patrie, ces mots sont les nôtres, Cardinal Gerlier, 1940).

La Ligue Antisémitique de France est fondée en 1889 à l’initiative d’Édouard Drumont. Ce parti politique (cf illustration) fait suite au succès de librairie de La France juive, pamphlet de plus de 1150 pages, publié en 1886 (plus de 145 éditions en 2 ans) censé révéler et dénoncer la prétendue main-mise de certains juifs sur les arcanes du pouvoir. Accusation ancienne, celle de stigmatiser une minorité afin de dédouaner les véritables protagonistes de leur responsabilité.

Affiche électorale du parti antisémite de Willette. 1889
Affiche électorale du parti antisémite de Willette. 1889

Le scandale financier de l’affaire de Panama, la faillite de l’Union Générale fournissent le terreau à la surenchère paranoïaque d’une prise de pouvoir occulte par des forces judéo-maçonniques appartenant au grand capital. Toute cette idéologie pathologique n’aura plus qu’à réapparaître au grand jour dans les années 1930. L’affaire Dreyfus sert à focaliser l’opinion sur l’accusation de trahison envers les juifs (connivence avec l’ennemi allemand, déloyauté juive). De façon similaire à l’Allemagne, l’antisémitisme est une idéologie de large diffusion, grâce notamment à différents organes de presse particulièrement virulents: la Croix, la Libre Parole de Drumont, l’Antijuif Jules Guérin, la Cocarde de Barrès, le Lillois, …

La carastéristique principale de cet antisémitisme populiste est l’invocation vindicative de l’existence d’un complot généralisé juif (le « péril juif »). Théorie oiseuse, contradictoire et grotesque, mais qui réunit encore aujourd’hui les négationnistes de tous bords.

Que signifie cette théorie inconsistante d’un pouvoir juif ? L’antisémitisme populiste est une illustration du principe xénophobe. Elle refuse la possibilité même que des juifs puissent par leur compétence atteindre des fonctions égales ou non-subalternes dans la société (administration,…). Dans ce but, elle leur attribue une intention malveillante et manipulatrice. Elle récuse donc l’égalité et prône des mesures de ségrégation et de persécution.

La presse et l'antisémitisme: La Libre Parole. 14 novembre 1896
La presse et l'antisémitisme: La Libre Parole. 14 novembre 1896

Si on cherche à comprendre sa logique, on se rend compte qu’elle procède par inversion de valeurs et par revendication victimaire: « étant victime d’un complot juif occulte, je dois éradiquer toute présence juive visible de l’espace public -à défaut d’éliminer toute présence juive-, avant que le complot ne me menace. Comme il est occulte, la menace ne peut être que plus forte encore, et ma réaction de défense que plus violente et unilatérale encore. ». C’est une méthode que l’on discerne aujourd’hui aisément dans le discours anti-sioniste.

L’antisémitisme populiste français se rapproche idéologiquement de celui de la Russie tsariste de la même époque: la haine antijuive violente cimente son anticapitalisme et son antirépublicanisme. elle s’associera dans l’entre-deux-guerres à la haine anticommuniste, en inventant une nouvelle figure, celle du juif bolchévique ou du juif subversif.

Dans tous les cas, le juif est désincarné de ce qu’il est, et la pluralité du judaïsme français balayée d’un revers de main. Seule compte l’image circonstanciée d’un juif prenant sans cesse la forme de ce qui est rejeté.

L’accusation antijuive postule un coupable qu’elle invente de toute pièce, et quand elle n’y parvient pas, la théorie du complot y pourvoit!

Protocoles des Sages de Sion. Couverture de l'édition française
Protocoles des Sages de Sion. Couverture de l'édition française

La troisième racine de l’antisémitisme en France est d’inspiration anarchiste et communiste. Elle trouve son origine dans l’image du juif usurier, parasite et cynique. La littérature nous donne par exemple l’archétype du juif usurier chez Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare. Accusation classique qu’il n’est guère besoin de déconstruire: la réalité des faits se résume dans la pauvreté des communautés et dans les discriminations qu’elles subissent.

En France, ce n’est qu’au cours du XIXème siècle que des juifs pourront avoir le droit de quitter le ghetto, de posséder une terre et de devenir agriculteur, ou d’exercer d’autres professions que vendeur de gros (notamment de bétail, fourrage), colporteur ou prêteur à gage, comme c’était le cas les siècles précédants.

Contrairement aux autres communautés, seuls les juifs devront régler les dettes d’Ancien Régime, contractées en raison du poids écrasant des impôts (taxe d’habitation et de résidence, taxe de déplacement, capitation, taxe de protection, taxe communautaire, droits spéciaux, etc…), dûs aux autorités locales, au pouvoir royal et à l’administration. Les quelques juifs gagnant revenus suffisants sont peu nombreux et doivent s’acquitter des taxes pour les autres juifs réduits à la mendicité.

L’égalité en droit ne s’est pas soldée par une égalité de fait immédiate. Celle-ci va se faire au prix d’un attachement sans faille que manifesteront les juifs vis-à-vis de l’éducation et en raison d’une confiance constante dans les institutions de la République.

Comment s’est faite la conjonction entre l’anarchisme et le communisme, entre Fourier et Marx ? Le mot « juif » a des connotations péjoratives et stéréotypées dès cette époque : étranger, usurier, allochtone, peu productif, maladif. Pour Fourier, le juif incarne la force non-productive, l’absence de lien avec la terre ou le travail manuel. Bien sûr il ne mentionne pas l’interdiction faite aux juifs d’exercer un métier manuel ! Qu’importe, l’ennemi dans la réalisation de l’utopie fouriériste devient une généralisation : le « juif » ! Pour Marx, le judaïsme signifie culture de l’argent, circulation du capital, par métaphore douteuse.

La spécificité de cet antisémitisme est qu’il étend à tous les juifs les calomnies visant une portion infime d’entre eux : de l’usurier de la campagne de Haute-Alsace au banquier Rothschild, il n’y a qu’un pas idéologique ! Celui de la stigmatisation universalisée. Mais à la différence de l’antisémitisme de droite, elle a une visée utopique, universaliste, et non nationaliste. D’où le fait que les juifs y sont calomniés soit en tant que peuple ou religion (obstacle au monde utopique où ne subsiste plus de nationalismes), soit en tant que minorité ce qui conduit à l’identification de tout juif au capitalisme.

L’antisémitisme de gauche naît d’une contradiction : prétendre lutter en faveur de l’émancipation en générale en la refusant à des individus en particulier. Elle est donc un instrument d’oppression reposant une l’illusion de l’émancipation. L’expérience collectiviste a montré qu’elle conduisait au totalitarisme.

L’antisémitisme de gauche est une idéologie réactionnaire au mouvement de modernisation des sociétés européennes, non par le projet d’un retour en arrière dans une société utopique d’Ancien Régime, mais par le projet absurde utopique d’une société purgée de toutes ses différences.


Les trois fondements de l’antisémitisme

Le mot « antisémitisme » repose sur un concept erroné, celui de « sémite », censé s’opposer à celui d’aryen. Héritée des balbutiements des théories de l’évolution et des mésinterprétations des théories linguistiques sur l’indo-européen, cet attirail sémantique a pourtant cristallisé trois formes de haine antijuive:

  1. La reprise de l’antijudaïsme religieux fournit la généralisation et la caricature des juifs comme foncièrement malveillants, néfastes, animés de projets occultes, ainsi que l’anti-républicanisme.

  2. Cet antisémitisme chrétien s’associe à la pensée populiste de droite, qui apporte ses théories de la race et du complot. Elle donne corps à l’antisémitisme en présentant tout juif comme menace potentielle mais occultée (image des juifs marionettistes dominant les hommes politiques).

  3. L’antisémitisme de droite partage avec celui de gauche sa vision anticapitaliste, l’un par idéal corporatiste et l’autre par idéal collectiviste, en programmant l’éradication de toute identité culturelle juive.

Le tableau apocalyptique dressé par les antisémites religieux, populistes ou anticapitalistes a pour fonction d’être une force de mobilisation contre un ennemi fantasmé. L’antisémitisme procède également par réduction de la multiplicité des facteurs à la construction mentale d’un dénominateur commun dominé par la péjoration.

La clé de cette logique paranoïaque est la contradiction. Que le discours antisémite soit fallacieux et contradictoire ne fait aucun doute. Cette nature contradictoire est alors réinvestie comme preuve de la nature plurielle et tentaculaire de la menace. Ainsi, les juifs vont être riches (Rothschild) ou pauvres (achkénazes de l’Europe de l’Est), trop visibles ou conseillers occultes…

Mais la revendication sous-jacente, commune de tous les antisémites, c’est la fin de l’égalité et le retour à une persécution légale. Sauf qu’il s’agit de lui inventer une raison d’être. L’antisémitisme ne vise donc pas seulement le judaïsme ou les juifs, mais les valeurs qui leur sont prêtées.

Pour résumer la spécificité française, je reprendrais les mots de Michel WINOCK:

« Ce n’est pas la première fois qu’en France une crise antisémite se révèle le symptôme d’une crise démocratique, dont l’élection présidentielle de 2002 a été l’un des révélateur. Quand la République vacille, les juifs sont les premiers touchés. »

Une réflexion sur “Aux origines de l’antisionisme. II-L’antisémitisme en France

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